29 nov. 2012

Le Locataire de Roman Polanski (1976)


Il y a des films qui arrivent à prendre les neurones de votre cerveau, à les broyer, et transforment votre psyché en un magnifique champ de bataille que vous devez partager avec les gens autour de vous. Qui profiterait de ces pensées qui tournicotent dans votre crâne et vous bouffent toute autre information qui peut servir dans la vie ?(du genre les cochons ont un orgasme de trente minutes et le roi birman Nandabayin est mort de rire en apprenant que Venise était une République) Tel un secret trop lourd à garder, il faut en parler, le faire découvrir aux autres pour pouvoir en reparler par derrière.

Pourquoi je parle de ce type de film si particulier? Parce que je viens d'en voir un. Un classique même. Ce genre de film où tu as honte d'avouer que tu ne l'a pas vu, et du coup on te regarde avec de grands yeux en disant (en hurlant plutôt) : « QUEWAH ! T'as pas vu [insère ici le titre de film ultra culte que même Oussama Ben Laden les a vu dès leur sortie en salle. Et il vivait dans une grotte. C'est dire si c'est culte]. »

Après, de relativiser je me dois. Parce que bon, des films comme Star Wars, Titanic, Le Seigneur des Anneaux... TOUT LE MONDE LES A VU. Ou du moins les connaît. En gros, c'est quasi impossible de passer à côté de ces films tant l'entourage vous bassine avec. Là, le classique so classy (j'aime la redondance) dont je vous parle, c'est un classique de chez classique... Pas connu par tout le monde. Je ne dis pas que [accent patate chaude comme d'habitude] « c'est un film réservé à l'élite cinématographique. »

 Non. Faut pas déconner. Mais chez les pointilleux, et tout ceux qui aiment voir du bon whatzephoque des familles, il est classique.

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais ça fait un moment que j'en parle de ce chef-d’œuvre ABSOLU et pourtant, je n'ai pas dévoilé ni le titre, ni le nom du réalisateur. Je continue mon petit jeu de devinettes ? Oui ? Non ? Oui ? Non ? Bon allez, je vais vous parler du film de ouf malade que j'ai vu. Ce film c'est, c'est, c'est :

LE LOCATAIRE
 de Roman Polanski




Déjà au nom du réalisateur, on sait que ça va être bon. OUI C'EST BON POLANSKI ! QUI A DIT QUE ÇA VIEILLISSAIT MAL ? Scusez moi, je suis un tantinet émotive en ce moment. On ne touche pas à Roman. Ou alors avec classe. Alors pour commencer, il faut savoir que c'est une adaptation d'un roman. Par Roman. Calembour. Ça  c'est fait. Je disais donc, ce roman est de Roland Topor. Mais qui est donc ce curieux personnage ? Tout simplement un des créateurs de Téléchat. Et de la série Palace. Pour les ptits jeunots, vous n'avez qu'à aller sur Youtube voir un peu. Les plus vieux comprendront et apprécieront. Topor, comme à son habitude, nous livre un roman tordu. Entre le drame et la comédie, l'horreur et le suspense. Et ça, Popol (oui j'appelle Polanski Popol. Ça lui donne un capital sympathie des plus extravagants.), le retranscrit bien. Mais ça, vous le verrez au fur et à mesure de cette ô combien merveilleuse critique. 

Le pitch de départ est tout simple. Trouver un appartement c'est dur. A Paris, encore plus. Et quand on est un immigré polonais, je ne vous raconte pas la galère. Mais notre héros y arrive lui. Monsieur Trelkovsky reprend l'appartement de Mademoiselle Simone Choule qui s'est suicidée peu de temps avant en se jetant par la fenêtre. Notre héros tout joyeux qu'il est d'avoir de quoi se loger déchante au fur et à mesure. Non seulement il a un magnifique vis-à-vis sur la fenêtre des toilettes de l'immeuble (rappelons-nous avec émotion ce temps où les WC étaient communes partout et pas que dans quelques résidences étudiantes) où ses voisins passent des heures debout sans rien faire, mais en plus il ne peut pas se mouvoir sans que l'on lui signale qu'il fait trop de bruit. On cogne au-dessus, on rouspète en-dessous, on frappe à la porte.. Bref, des voisins très énervants. Trop même. Mais là où cela commence à déranger franchement notre pauvre héros, c'est quand on le compare à l'ancienne locataire, Simone Choule : elle mettait des chaussons pour se déplacer, elle prenait un chocolat avec deux tartines au beurre, un paquet de Gauloises Bleues... Tu penses que ce ne sont que des détails insignifiants mon canard ? Détrompe-toi. Ce sont ces infimes détails qui vont faire de la vie de Trelkovsky un enfer. Ces petits détails (on insiste bien sur ce mot : dé-tails), ne sont pas seulement des remarques. On impose la personnalité de Simone Choule à notre pauvre polonais. Finies les Marlboro, bienvenues aux Gauloises Bleues. Adieu café, bonjour chocolat et tartines au beurre. Il faut dire que le héros n'arrive pas à s'interposer. Timide, renfermé sur lui-même, il accepte sans trop rechigner. Mais il faut avouer qu'il est plus que timide: il est carrément effacé, sans personnalité. Ses « amis » sont juste des gens qui profitent de lui, qui aiment le pouvoir qu'ils exercent sur lui. Et lui, ne dit rien. Il s'excuse. Point. Le genre de type à qui on voudrait mettre des baffes bien fortes histoire de le réveiller.

Mais comme tout le monde, un jour arrive où l'on n'en peut plus. Trop, c'est trop . Là ce ne sont plus des agressions quotidiennes, c'est carrément un complot ! Sinon pourquoi le tenancier s'obstinerait-il à lui servir un chocolat et des tartines avant même qu'il ne commande ? Pourquoi il n'y a jamais de Marlboro mais toujours des Gauloises? Et pourquoi ses voisins passent-ils leur temps aux toilettes, debout, regardant droit vers sa fenêtre ? Et si Simone Choule s'était suicidée pour échapper à cela ? Et si elle savait quelque chose sur ses voisins ? Et si les voisins avaient tué Simone Choule ? Ça en fait des questions hein? Et dites vousi que l'on pourrait en rajouter. Pourquoi y a-t-il une dent coincée dans le mur derrière l'armoire? Que signifient les hiéroglyphes gravés sur un mur des toilettes ?

Vous l'aurez compris, on oscille entre la paranoïa et le complot TOUT LE TEMPS. Mais quelle est la vraie version ? Le problème avec ce film est que, dévoiler la réalité c'est révéler la fin. Donc pour ceux qui ne l'ont pas vu, je vous conseille d'arrêter votre lecture ici et de revenir quand vous l'aurez visionné. Pour ceux qui lisent de travers et ne verront pas l'avertissement :

SPOILERS

Oui, spoiler au pluriel. C'est dire si il y en a des révélations.

Toute la magie de ce film est de perdre le spectateur. Certains, comme moi, refuseront de voir la folie du personnage principal et resteront jusqu'au bout sur un complot. Plusieurs éléments permettent d'étoffer cette thèse pourtant. Pour vous dire, même lorsque le héros voyait les visages de ses voisins se transformer en démons, l'exécution dans la cour, les inconnus qu'il croise qui se révèlent être ses voisins, j'étais persuadée qu'il s'agissait d'un complot de forces maléfiques. Pourquoi ? Parce que je me référais à son autre chef-d’œuvre : Rosemary's baby. Tout simplement. Tout comme Trelkovsky, je ne voulais pas croire au fait qu'il plongeait dans la folie. Trop d'indices menaient au complot. Mais si on y réfléchit bien, trop d'indices menaient à cette conclusion terrible : les détails de la vie quotidienne peuvent faire perdre la raison à un homme. Ces voisins oppressants, qui ne lui laissent aucun répit et l'accusent de tous les torts. Même lorsqu'il se fait cambrioler, son propriétaire préfère lui faire bien comprendre, en insistant biiieeeeeeeen lourdement sur le fait qu'il a de la chance d'avoir cet appartement, qu'ici seuls les gens sérieux sont pris, et que Mademoiselle Choule n'aurait jamais laissé ça arriver.

Comment ne pas comprendre qu'après toutes ces remarques, tous ces rappels sur le fait que Simone Choule était une locataire modèle, le pauvre Trelkovsky, qui, dans son délire psychotique (la paranoïa est une psychose pour rappel), n'a d'autre choix que de devenir Simone Choule ? En voulant prendre pour exemple la précédente locataire à tout bout de champ, les voisins le pousse à devenir comme elle au sens propre. Trevlkovsky se maquille, s'habille, se coiffe comme elle. Il obéit à cette volonté sous-jacente de la masse, jusqu'à en oublier sa propre identité. Mais il ne fait pas que se travestir : son association mentale avec cette énigmatique Simone Choule se fera jusque dans la mort. Lui aussi sautera de la fenêtre puisque telle « est » la volonté des voisins. Son saut se fera aux yeux de tous. La cour deviendra le théâtre où il interprétera son dernier rôle, sa dernière pièce : le grand saut vers l'au-delà. Tout y est, les rideaux rouges, les dorures et ornements aux fenêtres, les voisins regardant, avides de savoir la chute. Trevlkovsky s'élance et heurte le sol. La fin ? Non. Plus tôt je vous parlais du fait que l'on oscille entre la comédie et le drame. Quelques scènes déjà permettaient de rire devant ce film horrifique (Trevlkovsky tentant de se rebeller avec sa voix qui part dans les aïgus, la voisine qui raconte qu'elle a déféqué partout pour se venger, Gérard Jugnot parlant avec un accent anglais impeccable [oui parce que Popol va jusqu'à prendre des acteurs français en personnages secondaires, Jugnot, Balasko, Rufus, Piéplu...]...). Mais là, c'est le bouquet final ! Trevlkovsky saute, mais ne se tue pas dans sa chute. Alors que les voisins sont horrifiés de voir que quelqu'un tente encore de perturber le silence de la résidence, il décide de recommencer. Pour mettre encore plus de sang partout. « C'était mieux la première fois,hein ? »... Cette réplique! Comment ne pas exploser de rire ? Trevlkovsky, tente tant bien que mal de retourner à sa chambre pour ressauter. Cette fois-ci sera la bonne. On le retrouve alors dans la même situation que Simone Choule au tout début du film : emplâtré,  démembré. Le malheureux se revoit alors lors de sa première rencontre avec Simone Choule. Elle dans ce lit d'hôpital, lui à son chevet. Et tout le génie de Popol est que, l'ultime cri du héros est le même que celui de Simone Choule. Jusqu'au bout Trevlkovsky croira être Simone Choule, et jusqu'au bout le spectateur pourra alimenter de multiples thèses dans sa tête. Multiples car, en plus du complot et de la paranoïa, la thèse de la boucle temporelle n'est pas à écarter. Bien que celle-ci soit là surtout pour perdre le spectateur. En effet, certaines scènes sont, comme on dit désormais, lynchiennes (allez voir Lost Highway et Blue Velvet de Lynch pour comprendre) : la dent dans le mur qui est rejointe par la sienne plus tard (l'a-t-il enlevée en plein délire ? Les voisins l'ont-ils ôtée dans son sommeil ? Ou alors vit-il éternellement cette vie qu'est celle de Simone Choule?), les toilettes (Trevlkovsky aux toilettes se voit s'observer de sa fenêtre d'appartement. Où est le vrai ? Qui est cette personne dans l'appartement si ce n'est pas lui ? Est-ce le Trevloski dans les toilettes qui est en réalité fictif ? Ou celui dans la chambre?), et là, cette ultime situation où Trevlkovsky devient comme Simone Choule, un être enveloppé de bandelettes, entre la vie et la mort. Et cette thèse, n'est-elle pas aussi valable ? Le critique vous dira que non et pourtant. Sans celle-ci, comment perdre le spectateur ? Deux thèses ne seraient pas assez car très vite le public pourrait éliminer une hypothèse et donc ne plus être perturbé par tous les événements.  Alors qu'avec la boucle temporelle, le spectateur est aussi perdu que le héros, l'identification n'en est que plus forte.

POUR CONCLURE (cette critique fut bien longue), Le Locataire est un film sur la folie, mais pas que. C'est une véritable leçon de cinéma. Tout est calculé. Les angles et mouvements de caméra, le montage, la mise en place. C'est un film qui prend son temps, lent, mais pas ennuyeux pour un sou car dès qu'un élément apparaît, le spectateur est intrigué, puis la mise en place reprend, doucement. Ce jeu s'accélère au fur et à mesure, sans devenir épileptique pour autant. Le spectateur est de plus en plus captivé par ce qui se déroule devant ses yeux, il se passionne, tente de comprendre, se perd, retrouve un bout de piste, repart... Bref, pas besoin d'explosions ou de course-poursuite comme on en voit de plus en plus pour retenir l'attention du public : prenez un homme qui pense que ses voisins en ont après lui et vous réalisez un des plus beaux films de ces dernières décennies.